Ligne de conduite et point de fuite
Toulouse, années de formation. « Esthéthiques romantiques en littérature du dix-neuvième siècle », Guy Sagnes est mon directeur de maîtrise.
Mon goût pour les arts lyriques et dramatiques et une passion pour la « fin de siècle » me porte, après une étude comparative du drame symboliste de Pelléas et Mélisande à vouloir devenir scénographe, costumier et décorateur. Très tôt j’ai prêté aux objets, aux lieux, aux matériaux des intentions signifiantes qu’il s’agissait de révéler poétiquement, de les faire parler, dialoguer pour servir l’œuvre. Mais les circonstances font qu’en fait, à la sortie de l’université, j’ai enseigné à des collégiens le français les arts plastiques pendant presque cinq années. Expérience riche humainement. Une fonction noble et presque héroïque à laquelle j’ai facilement renoncé…
Tenter ma chance à Paris. Je fréquente le milieu de la mode au tournant du siècle, quelques stages et emplois épisodiques dans le luxe, un passage chez Yves Saint-Laurent qui fut, par hasard, une personnalité marquante pour mes orientations esthétiques. Mais le design en mobilier ne cesse de me séduire en cette époque où à Saint Germain-des-Prés s’exposent des lignes graphiques et minimalistes couleur d’ébène élégant. Je rentre chez MODENATURE et assiste le designer Henri Becq. Je commence à proposer aux clients des implantations complètes de mobilier accompagnée de conseils en décorations et dessine discrètement mes premiers meubles.
Trois ans plus tard, en 2004, j’intègre le cabinet de décoration d’Alberto Pinto, décorateur prestigieux.
Je découvre un monde nouveau et très ancien. Les vieux métiers d’art, les artisans-artistes, les plus beaux documents, une magnifique matériau-thèque, un contact quotidien avec des objets d’art et de somptueuses antiquités. Je suis l’assistant de Dominique Le Marquier, école Jansen, pour de grands chantiers néo-classiques en Arabie Saoudite, en Angleterre et à Paris. Dès 2007, je réalise à l’aquarelle des illustrations. Il s’agit de faire sentir en justes volumes, couleurs, ombres et lumières, l’ambiance proposée par le décorateur. A l’heure actuelle, cette activité demeure. Des rendus dessinés et aquarellés à la main sont toujours appréciés par les clients et la presse pour la fraicheur de l’idée qui s’exprime « spontanément ». Et c’est aussi une manière de mettre en forme des trouvailles esthétiques de décorateurs très divers, un laboratoire sensible permanent.
En 2008 Alberto Pinto désire créer une collection de meubles sous la marque PINTO PARIS qui sera dirigée par sa nièce Davina Koskas Pinto, fille de Linda Pinto.
Il s’agit de définir et de dégager un style moderne-contemporain « à la Pinto ». Je commence à proposer des dessins de meubles inspirés par les suggestions hétéroclites et baroques du maître. Je suis ravi. La première collection sort en 2009, Rio. Je reprends mes anciennes habitudes, un peu puristes, des formes simples mais en utilisant des matériaux luxueux et des fabrications raffinées. Un journaliste parle d’«un certain esprit Sécession de Vienne qui aurait vu le soleil des tropiques ». Cristal de roche et coco-shell, laque, bronze et parchemin, chêne noble et marquèterie de paille. Le parfum Art-déco à la française est indélébile. Les collections suivantes Vulcain et Archea prolongent la cohésion stylistique par l’harmonie des matériaux. Les inspirations se libèrent et se dégagent du domaine strict du mobilier. Je rêve d’Afrique, d’antiques civilisations, de mythes grecs, celtes, égyptiens… Je regarde les bijoux, les outils, les objets de culte archaïques ; mais aussi la peinture abstraite du XXème siècle, l’architecture brutaliste et minimaliste, le cinéma. Je dessine sous influence de musique. J’aime parler de mes trouvailles à mon entourage et à la presse. J’écris les textes accompagnant mes dessins et je suis fier de présenter les nouveautés aux clients et aux journalistes. AD intérieurs, PAD LONDON… Je me passionne pour cette marque et cette maison ; je me donne et je m’exprime anonymement dans ce que l’on considère l’«ADN PINTO » plusieurs années après la disparition du décorateur, mon mentor.
Ma manière de créer les collections est assez naturelle et coule de source, un objet en appelant un autre. Si bien qu’une pièce créée il y a cinq ans dialogue encore avec une petite nouveauté de l’année. Ce qui les tient ensemble, c’est un certain esprit commun qui circule librement. Un air de famille typé mais positivement ouvert au monde, n’ignorant pas les tendances et ses dernières vanités, mais se ressourçant sans cesse dans des trésors oubliés en essayant de faire entendre leur pertinence contemporaine. Le croquis et l’aquarelle est un départ. Il a ce truc chic qu’il faut absolument rendre, les justes proportions, le bon look. Le travail commence. La modélisation en 3D, les logiciels. Un long dialogue constructif et passionnant avec les maitres artisans de talent. Les contraintes techniques ne doivent pas trahir le projet. Au contraire, on s’en sert. Une certaine transparence et honnêteté de construction, la vérité des matériaux, leurs lois physiques, la coquetterie de leur aspect inattendu sont une source de recréation jusqu’au bout. Il s’agit ensuite de convaincre le regard scrutateur et adepte de beauté lisse, celui du luxe international, réglé sur la perfection industrielle. Policer jusqu’à la presque rupture le geste artisanal unique. La perfection, heureusement, n’existe pas ; son visage pourrait nous décevoir et le désir s’enfuir.
2021, le temps de la rupture et de l’indépendance.
Il s’agit de se re-présenter , une véritable « mise à jour » . Laurent Crabette, décorateur, scénographe, peintre ou designer. La découverte d’un terme assez maniériste qui me correspond bien : « stylicien » !
Le désir de découvrir d’autres univers, d’autres maisons pour en extraire l’ADN en des créations fraiches et prometteuses…
Le désir d’œuvrer à découvert en révélant sa galerie de portraits, GHOSTS et DORMANTS, aveu d’un gène romantique dominant.
Laurent Crabette